édito et tribune 2019

éco-responsable

Dans une volonté de « remettre les artistes au cœur de nos politiques culturelles », le ministre de la Culture a récemment annoncé une série de mesures dans son discours à l’occasion de l’installation du Conseil national des arts visuels. Parmi celles-ci, Franck Riester forme « la recommandation d’un droit de représentation publique » permettant aux artistes de percevoir une rémunération pour être exposé∙e∙s. Dans la volonté de réfléchir à ce nécessaire objectif que son modèle ne lui permet pas encore, l’association Réalités Nouvelles avec la subvention accordée par le ministère de la Culture poursuit ses actions pour montrer le travail des artistes. Le comité d’organisation met tout en œuvre pour consolider son fragile modèle économique porté par ses trois piliers que sont le salon historique annuel, la galerie Abstract Project – 90 expositions depuis sa création – et l’organisation de Hors les murs, cette année à Budva au Monténégro à la Modern Gallery du 20 juillet au 20 août ; à Shenyang en Chine à la Galerie 1905 du 13 juillet au 7 octobre et à l’Académie des Beaux-Arts Luxun du 23 septembre au 5 octobre 2019. Nous avons depuis plusieurs années une politique active d’échange avec des artistes en Europe et dans le monde entier. Il est important pour l’association Réalités Nouvelles d’entretenir des relations de fraternité avec des structures associatives amies et des institutions publiques et privées. C’est non seulement l’occasion de dialoguer à travers l’art mais aussi de créer au profit des artistes un réseau de connaissances et de liens qui favorisent la diffusion des œuvres et la rencontre. Ces invitations sont pour nous un moment privilégié de confrontation des réflexions, de plaisir de ressentir ce qui unit des artistes qui pourtant résident parfois dans des pays, si ce n’est lointains en tout cas de cultures différentes. Le rayonnement international des Réalités Nouvelles et des artistes qui y exposent passe aussi par la réciprocité d’invitations. Cette année, nous accueillons des artistes du Monténégro et de Chine.
Les artistes exposants du Salon sont cependant en majorité français ou résidents en France, ils aiment les Réalités Nouvelles pour sa qualité et sa notoriété. Le Salon est à chaque session considéré comme une exposition de qualité à l’écoute des retours des visiteurs, de la presse et des artistes eux-mêmes. Le respect des œuvres dans la forme imparfaite qu’est un salon permet une vraie visibilité pour chacun. L’accrochage que nous produisons est toujours salué pour sa rigueur malgré la difficulté de montrer autant d’œuvres. Les aménagements successifs de l’espace d’exposition en ont encore favorisé la fluidité et allégé les perspectives. L’accrochage des petits formats est un rendez-vous que beaucoup de collectionneurs attendent. C’est un endroit d’échange d’œuvres entre artistes et de ventes nécessaires au métier d’artiste. Plus que le droit à la représentation, qui a plus à voir avec le monde du spectacle, c’est la vente de leurs œuvres que recherchent les artistes. Et cela fonctionne sur le Salon, les prix au gré à gré et sans pourcentage perçu par l’association favorisant les ventes.
Quant à l’association proprement dite, elle est à un tournant ; non par la remise en cause des fondements conceptuels et esthétiques qui l’ont inaugurée, en premier lieu parce qu’ils ont évolué à chaque période historique, mais parce que les artistes du comité ont toujours été en prise avec leur époque. C’est par la forme associative même que nous connaissons des difficultés. L’air du temps semble nous obliger à nous professionnaliser pour d’une part trouver des financements autres que publics – et cela demande des compétences particulières que les artistes, pourtant très volontaires, n’ont pas – et d’autre part budgéter la rémunération des exposants. Rémunérer les exposants et travailler encore plus, et de plus gratuitement, va devenir un sacerdoce étrange pour les artistes du comité. La non valorisation du temps de travail bénévole, très conséquent pour certains d’entre nous, est le paradoxe d’une époque où tout doit être valorisé. La modernisation du fonctionnement a permis de revitaliser les Réalités Nouvelles et son image, mais cela demande beaucoup de travail, dont la charge n’a peut-être pas été suffisamment partagée. Nous avons atteint un point de rupture pour les artistes bénévoles les plus actifs. La philosophie de solidarité qui préside au fonctionnement d’une association 1901 comme la nôtre, additionnée au semi professionnalisme non rémunéré exigé dorénavant, génère finalement un modèle qui « esclavagise » les bénévoles qui composent l’association. Ensuite, il ne manquera plus que l’on nous oppose des obligations d’aides à la création, alors que nous proposons une action de diffusion reconnue. Il ne manquera plus que l’on nous fasse passer les aides aux ateliers collectifs comme la modernité du moment alors qu’en fait de modernité il s’agit d’une gestion de pénurie face aux loyers exorbitants, surtout en grandes villes. Il ne manquera plus que la subvention allouée par le ministère de la Culture diminue de façon significative pour que nous posions la question de la continuité d’une action qui rencontre véritablement des œuvres, des artistes, et de façon certaine un public. Sans exposition ne se posera plus la question de la rémunération du droit de représentation publique.
Drôle de responsabilité qui nous échoit.

Olivier Di Pizio
Président du comité du Salon Réalités Nouvelles, Paris, septembre 2019

Les Réalités Nouvelles à l'heure du smartphone

L’objet esthétique le plus important de notre époque est sans conteste le téléphone intelligent, le « smartphone », que chacun d’entre nous a greffé dans sa main. Connecté au monde, aux autres, à la connaissance à travers cet étrange objet que nous caressons de notre doigt plus ou moins habile. Il nous faut, telle Petite Poucette, jouer des pouces, ou pour les plus vieux malhabiles jongler avec leurs index et tenter de rattraper et de s’adapter aux rythmes des jeunes pouces. Nous tabulons des doigts, d’un geste souple nous faisons passer les pages, disparaître telle image apparaître telle autre sur l’écran tactile absolument lisse et doux. Sur Instagram, Facebook, Pinterest ou même TikTok nous sommes en contact avec des œuvres nouvelles ou similaires à de plus anciennes qui semblent sans généalogie. Nous les faisons avancer, reculer. Nous jouons au carré magique avec des images-échantillons, des images vues, des images oubliées, des images consommées. L’information nous apparaît itérative et linéaire sans événement ni destin condamnée à se répéter. On peut voir l’atelier de tel artiste ou d’untel. C’est justement ces images de l’atelier, de l’artiste au travail qui sont les plus « likées ». La rétine numérique transforme le monde en écran de contrôle. Le plaisir qu’offre le smartphone est un espace tactile qui nous met en contact avec une œuvre lissée par l’écran. Même les coques du téléphone sont matifiées, velours et souples au toucher, sans aspérité. Le portable est le symbole de l’esthétique triomphante du moment, lisse et transparente, décrite par le philosophe allemand Byung-Chul Han comme celle de l’homo digitalitus, de Jeff Koons ou de l’épilation brésilienne. Pour les peintres, les sculpteurs, et ce quels que soient leurs styles, c’est un étrange paradoxe. Non seulement leurs œuvres se trouvent réduites à être vues dans une proportion congrue d’environ 5 x 10 cm, mais elles ont des couleurs codées en html, leur texture granulée a été lissée. Nous pouvons en tirant sur des lèvres virtuelles en faire grossir un détail, en en fendant le plan ! Même le lourd matiérisme espagnol d’un Tapiès, dont seuls les plus de 50 ans se souviennent, disparaît. Que reste-t-il de la touche, du toucher d’un peintre, de la texture d’une œuvre sur un écran de smartphone ?
C’est le défi devant lequel se trouve confrontée la nouvelle génération d’artistes des Réalités Nouvelles aujourd’hui. Comment faire avec la disparition de la texture, de l’aspérité, de la présence, au profit de la transparence de la perception numérique, contagion technologique sans présence ni absence. Mais aussi comment faire passer l’histoire du Salon et donner une nouvelle forme à son collectif d’artistes ?
La longévité exceptionnelle, plus de 70 ans, de l’association des Réalités Nouvelles tient à ce qui, dès ses débuts, en a constitué sa spécificité : une dévotion exclusive à l’abstraction. L’abstraction définie par les mots non-figuration et non-objectif, regroupe toutes les formes d’art de peinture, de sculpture, de photographie qui souhaitent échapper au naturalisme, au réalisme et aux formes du vérisme en art. De Paris à Berlin, dans les ateliers de peinture des années 1920 et 1930, les artistes échangeaient pour savoir comment créer un monde nouveau, une autre réalité, « die Neuen Wirklichkeit » osait Otto Freundlich mettant aux plurielles la « Réalité Nouvelle » de l’art cher à Guillaume Apollinaire. A Paris, dans ces années, deux groupes rivaux, l’un « Cercle et Carré » affirmait la primauté du rythme visuel, de la structure géométrique, l’autre « Abstraction-Création » affirmait la primauté de la non-figuration. En 1939, les deux associations se fondent en une seule, « Réalités Nouvelles », pour contrecarrer l’influence prédominante des Surréalistes sur l’époque.
Aujourd’hui encore ces deux familles structurent l’association en deux pôles, l’un « géométrique » qui privilégie la géométrie classique, le nombre d’or et le rythme et l’autre « non-figuratif » qui valorise la liberté et l’informel. Cette tension traverse également les sections sculptures, gravures et photos.
Une première exposition a lieu à l’été 1939 avec les membres fondateurs de l’abstraction Kandinsky, Mondrian, Delaunay, Pevsner, Kupka… La guerre interrompt cette histoire qui reprend en 1946 par la volonté de Sonia Delaunay et Nelly Van Doesburg. Elles créent le Salon qui depuis se tient tous les ans. Le succès est foudroyant, car il propose une nouvelle réalité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de bâtir un nouveau monde sur les ruines de l’ancien. Faut-il tout oublier ? Est-ce la solution ? Faire table rase du passé et ne regarder que vers l’avenir ? Reconstruire par des choix architecturaux et techniques ? Chacun vient avec sa proposition, son attitude, sa solution, à condition qu’elle soit abstraite. Le Salon des Réalités Nouvelles devint un passage obligatoire pour tout artiste désirant pratiquer l’abstraction et exposer, qu’il soit français ou étranger. On ne peut qu’être impressionné par le nombre d’artistes célèbres ayant exposé durablement au Salon : Jean Dewasne, Agam, Soto, Nicolas Schöffer, Ellsworth Kelly, Pierre Soulages, Hans Hartung, Barbara Hepworth, Kupka, Baertling, Robert Motherwell, Shirley Jaffe, Judith Reigl, Maria Helena Vieira da Silva, Fahrelnissa Zeid, Carmen Herrera, ou Pierrette Bloch… la liste est longue... de toutes nationalités, française, allemande, anglaise, espagnole, hollandaise, chinoise, japonaise, argentine, vénézuélienne, américaine…
L’association est constituée d’un groupe limité d’artistes, une quarantaine environ, qui se cooptent et élisent un président. Elle organise le Salon ou toute forme d’exposition d’art abstrait. La vie des Réalités Nouvelles, avec ses changements de présidence, n’a pas été épargnée par les crises inhérentes à ce genre d’organisation autogérée : partisans de l’abstraction froide contre ceux de la chaude, définition contradictoire de l’abstraction, impressionnisme abstrait contre rigueur géométrique, problèmes d’égo et de reconnaissance, redoublés par les crises politiques de la décolonisation ou de Mai 68… Réalités Nouvelles devient Nouvelles Réalités. Chafik Abboud, Pierre Alechinsky, Pierrette Bloch, Christine Boumeester, Colette Brunschwig Corneille, Olivier Debré, Jean Degottex, Liliane Klapisch, Caroline Lee, Louis Nallard, Maria Manton, Louttre.B, Marie Raymond… côtoient les formes géométriques en mouvement des cinétiques Vera Molnar, Aurelie Nemours, Vasarely ou Morellet.
Dans les années 1970, l’apparition de nouvelles formes d’art abstrait, sous-tendues par une idéologie contestataire (Supports/Surfaces, Buren...), remettent en question le Salon, portée par des artistes qui en sont eux-mêmes issus. En réponse, les peintres Maria Manton et Louis Nallard proposent alors une nouvelle définition de l'abstraction liée au gros plan photographique, dans une défense acharnée de la peinture et des artistes français. Parmi les artistes qui exposent au Salon on compte Ivan Contreras-Brunet, André Marfaing, Antoine de Margerie... Les combats sont idéologiques, mais les réseaux de solidarité entre artistes se consolident en une force de résistance et un lieu d’expression rare. En 1980, le Salon devient le lieu de la permanence de l'abstraction définie comme « la peinture en elle-même » et de « l'abstraction jusqu'en ses marges » figuratives, selon les mots des présidents Jacques Busse et Guy Lanoe. Avec les années 2000 et la présidence de Michel Gemignani puis d’Olivier Di Pizio, alors que l'art est pris dans la révolution numérique qui bouleverse tout sur son passage, le Salon devient un laboratoire de recherche où se croisent peinture, sculpture, arts et sciences, ouvrant de nouvelles approches à une réalité devenue virtuelle. Au total en plus de 70 éditions près de 10 000 artistes ont partagé l'aventure de l’abstraction et des Réalités Nouvelles.
Aujourd’hui c’est un nouveau défi qui attend les artistes : trouver de nouvelles formes à l’abstraction, non-figurative, non-objective qui combinent à la fois l’exigence de la monstration par l’exposition au public tout en offrant une réponse haptique pour trouver du grain, de la rugosité et de l’aspérité dans un monde de transparence tactile.

Erik Levesque
Besançon 2020